J’ai construit cette exposition sur les différents registres et séries qui ponctuent mon travail depuis 1974 : Babel, Eureka, Fioretti, Ludo, Composition, machines et diagramme.
Le tout peut être considéré comme une rétrospective « choisie » , mettant en scène les idées qui l’animent à travers des objets aux caractères formels forts différents :le dessin comme structure (Babel); le carnet de notes ou esquisses comme expérience technique (Fioretti); le tableau comme lieu de condensation (Eureka); le collage comme dépense et spatialisation (Ludo et Composition du Zodiaque au-dessus de Ginza);le passage , après-coup, de l’image au mot comme conceptualisation (Diagramme et murs-machines).
Chacune de ces instances évoluent parallèlement, de façon irrégulière et non-hiérarchisée; elles se partagent la primauté à tour de rôle selon les humeurs et le mouvement du fil conducteur qui les traverse. Ce fil conducteur, plus proche du fil d’argent de Proust que de la corde dévidée d’Arianne, ce fil ou véhicule est la lumière, ou plus précisément le diaphane, c’est à dire exactement ce qui n’a ni fond, ni forme, ni figure; elle est un acte, comme dit Ficin : « En vérité, la lumière constitue la première forme du premier corps. Aussi est-elle tant parfaite qu’elle existe, non pas à la façon d’une certaine qualité inactive distincte de l’acte, mais plutôt comme un acte très vigoureux, et si efficace, cela va de soi, qu’elle s’étend en un instant à travers toutes choses, sans se séparer de sa propre source ».
D’autre part, j’ai eu l’occasion de montrer en quoi la somme des opérations, gestes et attitudes mobilisés pour la création d’une oeuvre n’en représentent pas le tout. Celle-ci n’est en effet que le visible qui affleure à la surface, tandis que ce qui la conditionne et la soutient, ce qui lui permet d’accéder à la visibilité, son mode d’exposition en quelque sorte, reste en retrait, invisible, ou à la frange du visible. Ceci est la grande découverte de la première partie du XX° siècle, qu’il soit avant-gardiste (Moholy-Nagy) ou « classique » (Picasso). L’exemple le plus souvent avancé est celui des socles des sculptures de Brancusi : de simple commodité de présentation de la sculpture, ils deviennent petit à petit une part de celle-ci, ils en grignotent la spécificité et tendent à s’y fondre.
A partir du minimalisme il y aura même un effort pour substituer le mode d’exposition à l’oeuvre.. L’art conceptuel peut être considéré comme la pointe extrême de ce mouvement de fusion, au point d’avancer l’idée d’un dépassement de la peinture et rendre inutile, ou non productive, la part de la technique.
Ce mouvement qui aboutit à une fusion a un caractère tautologique, auquel j’oppose le fonctionnement métonymique héritée du collage. En maintenant fortement l’opposition et la contiguïté machine-oeuvre, considérant que le temps de l’avant-garde est achevé, j’attribue au mode d’exposition une fonction supplémentaire à son simple rôle de soutien de la forme : celui d’un lieu d’expérimentation à part entière capable d’accueillir certains aspects des effets formels et de les faire servir à sa propre transformation et , éventuellement, à la modification de sa stratégie. Ainsi , non seulement le mode d’exposition ne se fond pas dans la forme, mais la forme l’affecte dans son fonctionnement . Pour exemple, j’ai utilisé dans l’exposition des éléments particuliers que j’appelle « modérateur spatial »; il s’agit de pellicule de papier de soie translucide intercalée entre l’objet montré (reliefs, cartes postales, dessins ou collages…) et le mur; ils ont bien sûr une dimension formelle mais surtout assurent une fonction d’accueil et d’intégration de l’objet, à la fois cadre et tableau; ou, inversement , une fonction de surdétermination de l’objet accueilli , comme un tremplin qui le rejetterai dans l’espace, autonome et libre, en migration.
C’est après coup que je me suis aperçu de la parenté de cette notion avec celle de « space modulator » de Moholy-Nagy, mais le modérateur spatial a plus à voir avec la conversion temporelle, dont je parle dans mon texte consacré à Eureka, qu’avec l’expérience des pluralités d’espace de « la machine à lumière » de Moholy-Nagy.
Ce que j’appelle « machines », et qui sont ici réunis dans le « mur-machine », expose des expériences techniques, conceptuelles ou autres, nécessaires à la production d’une forme .
Ces objets intermédiaires, ces forces productives mises en relation avec leur produit , l’oeuvre, tableaux et collages, impliquent une durée dans laquelle l’oeuvre elle-même n’est qu’un moment, même si celui-ci en est le point fort. Cette différence, ou division, se reproduira sur un autre plan, une fois l’oeuvre achevée, dans le regard du spectateur, qui en assure la maturation, c’est à dire la somme des affects dégagées du visible et disponibles au déroulement imaginaire, ailleurs, hors du lieu qui les a engendrés. L’oeuvre, après avoir assumé et lié ensemble les possibilités des machines,
les délie à nouveau.
Autrement dit ces oeuvres choisies et rassemblées dans un même espace sont une sorte de paysage « où vont chantant masques et bergamasques ». Il y est donc aussi question d’arbres et de feuilles, de bruissement et de ruissellement, de ciel et d’étoiles, d’un Zodiaque particulier empruntant à la monnaie gnostique ou au bestiaire fantastique de Borgès le dessin de nouvelles constellations, telle celle du Cheval ou de la Guitare, de l’Acrobate ou du Nuage, … ou du Râteau : visitant avec Sylvie le temple Daisen-in, dans l’enceinte du Daitoku-ji, nous fûmes accueillis par une voix puissante qui entonnait le premier couplet de la Marseillaise; cette voix appartenait au moine Soen Ozeki, abbé . Sidération, si loin d’un monastère bénédictin ! Il signait son ouvrage sur l’art des jardins et du ratissage. Me vînt à l’esprit alors le grand poème mélancolique :
« Voilà que j’ai touché l’automne des idées,
Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées… »
Cette digression me semble tomber fort à propos, car si l’occident a fait du paysage l’un des genres essentiel de la peinture, la tradition japonaise a su lui donner corps dans la réalité; et chair, aussi, car ici c’est du vivant qu’il s’agit, modulé par des temporalités différentes qui vont de l’éternité imposante des rochers qui représente le temps cosmique , à la fragilité présente des mousses qui s’apparente au temps que nous vivons, celui de l’éphémère, du temporaire et de l’enchainement circulaire de la vie et de la mort, sous l’oeil du Bouddha de la Compassion. Le jardin de Daisen-in, par exemple, a été créé en 1509 par Kogaku-Zenji : depuis il se développe et se transforme et se modifie sous une double action, celle des moines qui se succèdent, et celle du temps naturel , au rythme des saisons. Selon Philostrate, les premiers peintres furent les dieux, qui posèrent des couleurs différentes pour chaque saison, pour les distinguer mais aussi pour donner au temps qui s’écoule la figure de l’instant dans la soudaine germination printanière et de la durée dans les lentes dégradations chromatiques de l’automne.
L’action conjuguée du travail humain et du travail de la nature illustre au mieux ce qu’il y a d’essentiel dans l’oeuvre d’art et que j’ai tenté d’expliquer, maladroitement sans doute, dans les lignes qui précèdent : le tableau, comme le jardin, est un processus en perpétuelle transformation, et sa finition, le fait qu’il soit montré comme un objet sur un mur, ne signifie pas que les sensations et idées dont il est porteur s’arrêtent là, elles-aussi. Elles poursuivent leur route en se transformant dans d’autre médiums, d’autres corps, se déplacent dans d’autres lieux.
Je crois que c’est ce qu’entendait Walter Benjamin quand il parlait de « maturation posthume ».